« C’est très petit-bourgeois de lier art et résistance. »
Années 1960 à 1980 : les années de plomb en Europe. Action directe en France, les Brigades rouges italiennes, la RAF en Allemagne… Une frange de la contestation sociale et politique choisit de s’organiser et de combattre le pouvoir oligarchique les armes à la main, désireux d’entraîner le peuple avec elle : en vain. Le réalisateur Jean-Gabriel Périot s’est saisi de la question en 2015, avec son premier long métrage Une jeunesse allemande : une question, celle de la violence révolutionnaire et du terrorisme, qu’il n’entend d’ailleurs pas résoudre. Celui qui travaille essentiellement sur le montage d’archives nous confie être plutôt « pacifique » — c’est qu’il tente avant tout, au fil d’une décennie de créations, de saisir les mécanismes de cette violence que notre époque « anesthésiée » peine à penser.
Vous travaillez principalement avec des images d’archives. Comment en êtes-vous venu à les utiliser ?
Quand j’ai commencé à faire des films, j’avais une certaine appréhension à filmer le monde : je pensais même ne pas savoir le faire. Filmer nécessite de savoir où l’on est en tant que cinéaste, de connaître sa place dans le monde, de savoir d’où l’on regarde. Et s’il y avait bien une chose que je ne savais pas, c’était quelle était ma place dans et face au monde. L’archive est un matériau qui est déjà là : en l’utilisant, il ne s’agit plus tant de se confronter au monde qu’à des regards sur le monde. C’est aussi, évidemment, une matière qui permet d’aller chercher du côté de l’Histoire — tout autant dans ce qu’elle a de révolu, d’achevé, que dans ses échos contemporains ou ses troublantes réactualisations. Quand les archives visuelles sont décontextualisées, une fois extraites de leur environnement premier — à condition d’éviter toutes formes de légendes a posteriori, comme le recours à des sous-titres ou à une voix off, par exemple —, elles permettent de créer des objets filmiques dans lesquels les temps s’enchevêtrent. Je m’intéresse beaucoup, de manière plutôt critique, à la construction de l’Histoire, mais aussi à celle du monde lui-même. Utiliser l’archive peut permettre de montrer comment des événements ont été représentés, comment les mémoires, et au-delà l’Histoire elle-même, sont construites. Par ricochet, tout cela interroge sur comment le présent est, lui aussi, perpétuellement construit.
L’archive comme un moyen de questionner le présent… Est-ce qu’il y a une difficulté à attaquer de front le présent, à le questionner directement ?
On peut probablement utiliser le cinéma pour témoigner de ce qui se passe au présent, mais je trouve que les événements, dans leur actualité, sont compliqués à saisir, à comprendre. Ma réponse ne peut être que personnelle, intime. Il y a forcément une différence entre la manière dont on peut aborder un événement contemporain et un autre qui, parce que déjà passé, a été réfléchi et a suscité la production de divers objets culturels — sur lequel des savoirs ont été accumulés, avec souvent des points de vue différents, voire antagonistes. Les événements contemporains, les situations de guerre par exemple, sont pour moi beaucoup plus difficiles à penser. Mais je trouve très courageux les réalisateurs et réalisatrices qui se jettent dans la bataille et ont, eux, besoin de faire pour comprendre.
Dans Eût-elle été criminelle..., vous redonnez à lire les lendemains de la Libération. Une recomposition des images, mettant en scène la tonte des femmes qui ont collaboré, donne de ce sinistre épisode un sens de lecture tout à fait différent…
Habituellement, quand je travaille sur un projet de film, je définis mon sujet puis je fais les recherches d’archives. Les images que je trouve influent évidemment sur le film à venir, mais elles n’en sont pas à l’origine. Par contre, Eût-elle été criminelle… est l’un des rares films que j’ai réalisés après avoir découvert des images non pas inédites, mais pour moi inattendues. J’avais travaillé sur une installation vidéo autour de la Seconde Guerre mondiale et j’avais alors vu pour la première fois des archives filmiques de scènes de tontes publiques à la Libération. Je les avais d’abord simplement trouvées terribles. Mais comme j’avais à les monter pour cette installation, j’ai dû les revoir un nombre incalculable de fois. En tant que spectateur, face à des images en mouvement, nous n’avons pas d’autre choix que de les regarder dans leur temps propre — contrairement à la photographie, nous ne pouvons pas nous arrêter sur ces images pour les regarder en détail. Face à des images de violence, par empathie, nous sommes naturellement attirés par les victimes. Mais pour un monteur, le rapport aux images change, il n’est plus dans une simple lecture linéaire. Lorsque je travaillais ces images pour ce projet d’installation, mon regard, à force de les voir, a pu peu à peu s’échapper des femmes tondues : j’ai commencé à découvrir tout ce qui se passait autour d’elles — les perpétrateurs et le public souvent ricanant me sont alors apparus. Ces images me sont devenues encore plus insupportables. Le travail de montage que j’ai entrepris avec Eût-elle été criminelle… a donc consisté à rendre lisibles ces images dans leur entièreté. D’une certaine manière, le montage est une traduction du regard que j’ai pu avoir. Il permet de les donner à voir dans toute leur complexité, mais dans le corps d’un seul film, linéaire, et dans un temps propre aux images en mouvement.
Quand on pense à l’image d’archives, il y a l’idée de traces, du passé devenu tangible : une sorte de mythe de l’image comme objectivité…
Je pense que l’image est absolument tout sauf objective. On aura beau élaborer toutes sortes de stratégies pour tendre vers l’objectivité ou vers une certaine forme de réalisme, c’est absolument impossible. Une image, quelle qu’elle soit, ne sera jamais seulement une prise de vue : elle sera toujours, aussi, une prise de décision — ou au moins de position… Dès qu’un cadre est posé, le plus neutre soit-il, il découle d’un choix. Qu’est-ce qu’il y aura dans le champ ? Qu’est-ce qui en sera exclu ? Quand la caméra sera-t-elle activée ou éteinte ? Derrière l’appareil, il y aura toujours un humain avec une sensibilité et un intellect qui lui sont propres : la photo prise ne sera jamais celle d’un autre. Néanmoins, même s’il y a toujours quelque chose dans une image qui échappe à son auteur, qui ne lui appartient pas, elle restera malgré tout la représentation d’une réalité, et jamais cette réalité elle-même.
Votre travail passe par le montage. Comment se joue ce dialogue entre vous, auteur, et votre matière première qu’est l’image d’archives ?
Dans mes films, il n’y a pas de voix off qui vient raconter une histoire ou exprimer un point de vue ; ils ne sont donc pas, a priori, à la première personne. Les images semblent y être montrées pour elles-mêmes. Cependant, la manière dont ces films sont montés marque un regard singulier et personnel sur les archives qui les composent. Comme le montage est l’outil par lequel je m’exprime, mon regard, mon « point de vue », ne s’affiche pas clairement ; pourtant, c’est bien grâce au montage qu’une singularité s’exprime. Il ne s’agit pas de donner à voir ou de faire découvrir des images d’archives, il ne s’agit pas non plus de les utiliser comme illustrations d’une leçon d’histoire ou de morale, mais de les redonner à voir aux spectateurs dans un montage traduisant la manière dont une subjectivité les a regardées. En fait, je ne fais que des films avec des images qui m’échappent, que je n’arrive pas à comprendre. Les confronter ensemble dans le corps d’un même film, en les extrayant de leur milieu premier et en les agençant dans un ordre différent, me permet de me les approprier — et peut-être d’entrevoir ce qui se tapit en elles et qui m’a arrêté quand je les ai découvertes.
Il y a un engagement politique certain dans vos films. Où se situe la limite avec un cinéma de propagande ?
Mes films sont en effet très proches du cinéma de propagande, si on l’entend comme un genre cinématographique alliant haute technicité, expérience cinématographique et discours politique. Son histoire se confond presque avec celle du cinéma d’avant-garde, de Vertov à Godard. Les types de montage que j’utilise sont clairement les mêmes que ceux du cinéma dit de propagande — un cinéma où la forme prime et dont le montage est l’outil principal. C’est par le montage que l’on guide le regard des spectateurs : il permet qu’il n’y ait pas besoin d’un commentateur pour indiquer à ces spectateurs ce qu’ils doivent comprendre ou penser. Cependant, la différence essentielle entre un cinéma directement engagé, militant, et le mien, est que les mécanismes et les outils que j’utilise me permettent de poser des questions aux spectateurs, et non pas d’imposer des réponses préétablies. Je laisse le spectateur seul avec les réponses qu’il veut ou ne veut pas donner aux questions que je lui pose. Je n’ai pas envie de le prendre par la main pour lui dire : « Hiroshima, c’est mal », « La guerre, c’est mal », etc. Il est hors de question de faire des leçons de morale. Quand je pense aux scènes d’épuration que l’on voit dans Eût-elle été criminelle…, je trouverais bien facile et présomptueux de prétendre qu’à ce moment-là, j’aurais été, moi, du bon côté, que j’aurais fait partie de la Résistance, que j’aurais fait tout ce que je pouvais pour empêcher ces actes dégradants. On peut espérer pour soi que dans un tel moment, on aurait été courageux, mais tant que l’on n’a jamais fait une telle expérience, il est facile de se poser en juge et de se prendre soi comme exemple à suivre. Quand j’ai fait ce film, il était hors de question de charger plus encore les perpétrateurs de ces violences : ce qu’ils font est déjà suffisamment à leur désavantage. C’est justement par les questions que posent mes films que l’on peut considérer ceux-ci comme franchement politiques. Ce sont des questions que je me pose et que je partage avec des spectateurs — ou que je leur impose, et c’est peut-être là que mon cinéma est aussi un cinéma de propagande. Mais dans une époque aussi molle, aussi triste et confuse que la nôtre, réussir à forcer, le temps d’un film, le spectateur à s’interroger sur des sujets éminemment politiques rend mon travail forcément politique en lui-même.
Gilles Deleuze disait qu’il y avait un rapport ténu entre la création, l’art et l’acte de résistance. Vous oseriez le mot ?
Ça dépend ce qu’on entend par « art »… Mais je dirais que c’est très petit-bourgeois de lier art et résistance, d’autant plus si l’on est soi-même artiste. J’exclus ici évidemment les rares moments de l’Histoire ou les rares situations dans lesquelles des artistes se sont dressés contre les pouvoirs en place au risque de leur vie — ce qui n’est évidemment pas le cas de la plupart des artistes occidentaux aujourd’hui. Quand on travaille sur des œuvres artistiques, on ne résiste jamais vraiment : on n’est pas dans le réel. C’est bien plus facile de faire des films contre la guerre que d’aller rejoindre des Brigades internationales pour lutter contre un oppresseur dans un pays en guerre, de faire des films sur les ouvriers que d’aller manifester à chaque réforme du code du travail… La machine culturelle a presque totalement phagocyté le champ de l’art. Ce qui est « radical », « politique », « résistant », n’est devenu qu’un genre particulier qui a droit de cité tout autant que les autres œuvres plus inoffensives. Tout ce qui est « contre-culturel » possède maintenant une petite plus-value croustillante. Rien de mieux qu’un film « politique » dans une programmation, qu’une œuvre « politique » dans une exposition, pour donner à l’ensemble une coloration « engagée » — et surtout bonne conscience à tout le monde. Pour autant, l’art n’est pas inutile ; il nous aide à respirer, à rêver, à réfléchir. Mais ce n’est pas parce qu’il est nécessaire que cela suffit à le définir comme agissant ou résistant.
Scandalisante dans The Devil, cachée dans Eût-elle été criminelle…, aveugle dans Nijuman no borei, ou encore de résistance dans Une jeunesse allemande, la question de la violence apparaît comme une toile de fond dans votre travail !
C’est probablement très naïf… mais l’une des choses que je comprends le moins, c’est la violence. J’arrive même à cette contradiction de pouvoir me prétendre pacifiste en sachant qu’être pacifiste, c’est être naïf… La violence est fondatrice de notre humanité et de notre Histoire, mais la violence n’est pas uniquement et toujours une négativité. Il n’y a jamais, ou presque, de libération sans elle. On n’a jamais combattu des militaires avec des fleurs, ni des patrons avec des pétitions… Ceux qui ont du pouvoir ne comprennent que rarement autre chose qu’une confrontation directe. Ce qui est très délicat, c’est que d’un côté, nous refusons toute forme de violence, mais acceptons, même en les déplorant, les violences d’État et toutes celles du capitalisme. Nous nous refusons d’employer toute forme de contre-violence — ce qui devient compliqué, dans un moment où même faire grève est devenu un acte « violent » ! Comme nous évaluons ces questions en termes de morale et non plus en termes politiques, nous sommes englués. Tant que nous n’avancerons pas là-dessus, on se posera toujours la question de ce que l’on fait face à la marche forcée du monde vers la destruction et la bêtise. On ne pourra rien faire tant qu’on ne s’interrogera pas sur les pourquoi et comment résister, et sur les moyens que l’on se donne pour le faire. Nous sommes tous, moi y compris, responsables du monde dans lequel on vit. On n’a aucune excuse valable justifiant notre inaction. C’est tout cela que mes films interrogent plus ou moins directement. The Devil et Une jeunesse allemande, par exemple, s’emparent frontalement de cette question : que peut-on faire quand on trouve que le monde est devenu irrespirable ?
Dans Une jeunesse allemande, justement, on voit que les membres de la future Rote Armee Fraktion (la RAF, ou « bande à Baader ») ont d’abord agi sur le terrain non-violent du langage. Ulrike Meinhof a utilisé l’écrit, notamment avec la revue Konkret, la télévision ou la création cinématographique, avec son film Bambule. Comment s’est déroulé ce passage du mot à l’arme ?
Le drame des fondateurs de la RAF a peut-être été celui d’avoir été excessivement romantiques. Pour paraphraser un discours prononcé par Juliette Berto dans un extrait d’un film de Jean-Luc Godard que l’on voit dans Une jeunesse allemande, je pense qu’ils ont été très naïfs de croire que « la parole seule peut faire la révolution ». Ils pensaient sincèrement qu’avec un article de journal ou avec un film-tract, ils allaient faire advenir cette révolution qu’ils appelaient de tous leurs vœux. Ils se sont rendu compte, les uns après les autres, des limites de leur pratique. Ils ont ressenti une sorte d’échec — c’était pourtant inéluctable. Ils demandaient à leurs œuvres, à leurs écrits, plus qu’il n’était possible ; provoquer la révolution avec un film ou un article, c’est et cela a toujours été impossible. Quand le mouvement de révolte étudiant ouest-allemand échoue, que le « Grand soir » n’arrive pas, ils se retrouvent coincés. Ils tentent bien quelques expériences : rien de concluant. Ils décident alors de passer à l’action directe, à la lutte armée. Et là, d’une certaine manière, ils refont la même expérience. Ils pensent que mettre quelques bombes dans un commissariat, un tribunal ou un camp militaire américain, et envoyer des communiqués à la presse, va suffire à lancer un processus qui conduira à la révolution. Évidemment, c’était un projet impossible. Ils ont donc vécu deux échecs consécutifs. Toute action révolutionnaire, qu’elle soit artistique, politique, militaire, ne sera « juste » que si elle prend place au sein d’un mouvement multiple et convergent. Seul, personne n’enclenchera jamais un processus révolutionnaire. Bien que très intelligents et maîtrisant parfaitement leurs outils, cela ne les a pas empêchés de s’aveugler sur l’impossibilité d’atteindre les buts qu’ils s’étaient fixés. C’est là où je les juge naïfs et c’est ce qui rend cette histoire terriblement tragique. Ulrike Meinhof a tout d’abord surestimé son travail de journaliste, avant de le sous-estimer : elle avait été tellement importante pour des millions de gens qui la lisaient, qui l’écoutaient, qui se retrouvaient en elle ; elle arrivait à mettre des mots sur ce que ressentait une partie de la population. Sa place de journaliste, d’intellectuelle, était nécessaire. Mais elle en a désespéré car ce qu’elle fabriquait n’avait pas de résultats « concrets », directs — jusqu’à considérer que tout ce qu’elle avait fait ou qu’elle aurait encore pu faire n’avait strictement aucune utilité.
Pour comprendre ce passage à la lutte armée, vous commencez par nous montrer cette jeune génération en révolte contre celle de leurs parents, engagée, brandissant le drapeau rouge dans la ville, essayant d’expérimenter, pour dénoncer et mobiliser…
On pense habituellement que si quelqu’un décide de se consacrer à la lutte armée, de prendre les armes, c’est parce qu’il n’a pas d’autres moyens de s’exprimer. Dit autrement, le terrorisme serait la guerre de ceux qui n’ont pas voix au chapitre et qui pourtant veulent se faire entendre. Cependant, dans cette Allemagne de l’Ouest des années 1960 représentée dans Une jeunesse allemande — comme au même moment au Japon, en Italie et aux États-Unis —, on a affaire à une jeune génération qui est excessivement éduquée, qui maîtrise parfaitement le langage. Ceux qui participent aux mouvements de contestation sont des étudiants, des universitaires, des intellectuels. Les fondateurs de la RAF sont pour la plupart des doctorants, plutôt brillants. Ce qui est encore plus singulier dans leur histoire, c’est que certains d’entre eux auront un accès privilégié aux médias de masse. Horst Mahler et Ulrike Meinhof auront de multiples fois l’occasion de s’exprimer longuement à la télévision — Meinhof y travaillera même un an et a régulièrement accès aux chaînes radiophoniques comme aux colonnes des plus grands journaux ouest-allemands. Quand on la voit dans l’extrait où elle dénonce le fait qu’il n’y a pas assez d’espace à la télévision pour les contestataires, c’est assez symptomatique ! La situation en Allemagne de l’Ouest était singulière, en ce qui concerne la parole publique : le passé récent n’était pas un sujet de discussion alors qu’il était encore très présent, très actif. La grande majorité de ceux qui étaient au pouvoir ou qui avaient des postes de responsabilité, ceux qui étaient dans la police ou dans l’armée, avait servi pendant la guerre. La dénazification n’a été que superficielle. Dans les familles aussi, le silence régnait dès lors qu’il s’agissait de cette époque encore non cicatrisée. La génération d’après-guerre a été une génération très bavarde, notamment sur ce sujet-là. Tout cela explique l’importance qu’a pu avoir Ulrike Meinhof.
Prendre les armes, pour qui s’est jusqu’alors battu avec les mots, est-il le signe de l’impuissance de ce dernier ?
Je ne pense pas que leur histoire permette de répondre au-delà de leur propre cas. Ce qui reste étonnant, depuis notre époque si couarde, c’est de voir que les militants de la RAF mais aussi de nombreux participants du mouvement étudiant ont réussi — au moins un temps — à vivre selon les idées qu’ils prônaient. Comme ça a été en partie le cas en France en 1968. Il y a eu de véritables expériences de vie, des communautés, des coopératives, des expérimentations sexuelles ou artistiques, etc. Il ne s’agissait pas que de dire, mais d’être et de faire. Au milieu de tous ces journalistes et politiciens gris et grisonnants, déboule Ulrike Meinhof, cette jeune femme — cela suffit en soi à faire événement — intelligente, qui s’exprime dans un allemand impeccable et déroule frontalement un discours de gauche radicale. Horst Mahler fut aussi quelqu’un d’écouté et de respecté par une partie des téléspectateurs. Qu’ils aient tous deux pris la parole dans ce média en particulier, et pas seulement dans des journaux lus par des lecteurs convaincus, a forcément agi d’une manière ou d’une autre. Il faut se rappeler qu’on laissait alors les invités parler et développer leur pensée à la télévision, sans qu’ils soient interrompus après dix secondes comme c’est le cas aujourd’hui : il y avait encore un respect pour le discours. Ce n’est que dans les années 1970 que la télévision va devenir « moderne » : un média dont l’un des buts premiers est qu’aucune parole contradictoire ne puisse s’exprimer autrement qu’en sauvegardant un pluralisme de façade. Mais ce n’est pas parce qu’eux ont ressenti à un moment que continuer à parler ne servait plus à rien que cela doit être vrai en toute situation, même dans celle qui était la leur à l’époque.
La première partie de ce film est alimentée par des images d’archives sur les futurs fondateurs de la RAF. Puis, après le passage à la lutte armée, les images se font rares : on parle d’eux mais on ne les voit plus, ou en creux, par images d’attentats interposées… Quel était le traitement médiatique de la RAF par la télévision ?
Ce qui est intéressant — même si c’est un hasard —, c’est que le passage de cette télévision, qui ressemble encore à de la radio filmée, à une télévision telle qu’on la connaît aujourd’hui s’opère dans les années 1970. Donc parallèlement aux événements autour de la RAF. Techniquement, la télévision vit une évolution importante. Les caméras deviennent de plus en plus légères ; le temps se réduit entre un événement, sa captation, son montage et sa diffusion. On arrive assez rapidement aux « directs » extérieurs. Le temps se réduisant entre les événements et leur télédiffusion, le temps dévolu à leurs analyses se réduit également. Les journalistes ou les commentateurs n’ont plus le temps de penser les événements filmés. Cette urgence ne permet plus rien d’autre que des analyses tautologiques ou préformatées. Éditorialement, s’opère en quelques années seulement un resserrement de la télévision en terme de contenu. La parole ne peut plus se déployer. On passe d’un certain pluralisme politique et intellectuel dans les années 1960, à une télé exprimant presque uniquement la parole officielle de l’État à partir de la fin des années 1970 ; la critique n’est plus admise que dans le cadre feutré de l’entre-soi. Le traitement effectué par la télévision sur la RAF est particulièrement révélateur et instructif. À partir de la mort d’Ulrike Meinhof, en 1976, la RAF n’est plus présentée que comme un groupe de terroristes violents, sans foi ni loi ; alors que ce n’était pas le cas lors de sa fondation en 1970, où les réactions, les analyses et les débats autour du groupe étaient beaucoup plus contrastés. Il était ainsi possible d’y entendre des personnalités politiques, des intellectuels ou des anonymes défendre ce groupe, de poser en termes politiques les problèmes suscités par sa création, d’essayer de mettre ses actions en perspective. Il n’était pas encore uniquement question de le condamner et de le rejeter dans le camp de la violence aveugle, monstrueuse et forcément apolitique.
La particularité de la RAF par rapport aux autres groupes de lutte armée, notamment ceux existant en Allemagne de l’Ouest au même moment, est qu’une partie de ses fondateurs sont des personnalités publiques. J’ai beaucoup parlé d’Ulrike Meinhof, de Horst Mahler, mais Andreas Baader ou Gudrun Ensslin ont alors également une petite notoriété. En 1968, avec quelques comparses, ils avaient mis le feu à deux grands magasins à Francfort. Ces incendies, et le procès qui en a découlé, ont fait les unes de la presse et des journaux télévisés, et fait de Baader et Ensslin des porte-paroles du mouvement contestataire. En 1969, un an donc avant la fondation de la RAF, un téléfilm qui leur est consacré passe en prime-time à la télévision. Ce téléfilm, très romancé, s’inspire des deux jeunes gens et de l’incendie de Francfort. Qu’Andreas Baader et Gudrun Ensslin aient inspiré un film de télévision en dit long sur l’impact de leur action ; en même temps, ce film diffuse une imagerie romantique à la Bonnie et Clyde, à laquelle on les assigne encore. Que des personnalités reconnues, appréciées pour leurs convictions, leur intelligence — non seulement dans les cercles restreints de l’intelligentsia et des militants mais aussi parmi le grand public — puissent passer à la lutte armée a été un véritable casse-tête pour le pouvoir ouest-allemand. Il n’a pas affaire à des militants extrémistes inconnus qu’il s’agirait simplement de présenter comme des crétins fanatiques de violence : il a affaire à des personnalités respectées qu’il ne peut pas renvoyer du côté de la folie ou de la brutalité pure d’un simple revers de la main. Il s’agira donc pour ce pouvoir de s’acharner plus que de raison, de manière excessive et brutale, contre la RAF, avant même que quelques actions d’envergure ne soient organisées. Parmi les membres du groupe, il cible évidemment Meinhof en particulier. Ce travail de sape sera de longue haleine et passera notamment par la télévision. Il s’agit pour les agents de l’État et ceux qui lui sont fidèles d’attaquer de front la RAF mais aussi, étape par étape, tous ceux qui soutiennent le groupe ; puis ceux qui, sans le soutenir, essayent de penser la possibilité de son existence et cherchent à apporter des réponses politiques ; pour finir par tous ceux qui, même en désapprouvant les actions de la RAF, restent critiques envers les méthodes coercitives utilisées par la police, la justice et le gouvernement. À partir de 1976, plus aucune parole un tant soit peu suspecte d’empathie pour les militants de la RAF, ou critique envers l’État ouest-allemand, ne sera prononcée à la télévision.
On peut voir dans le film des attentats, parfois des cadavres : des images qui semblent contredire toute justification possible de ces actions violentes. Pourquoi les utilisez-vous ?
Pour quelqu’un dont le thème de la violence parcourt tout le travail, j’utilise au final très peu d’images de violence pure, qui montrent des corps meurtris, des cadavres — ce sont des images qui me mettent très mal à l’aise, que j’ai beaucoup de mal à regarder, et encore plus à utiliser. Dans Une jeunesse allemande, il n’y a que dans le reportage sur la prise d’otages d’Hans Martin Schleyer, en 1977, que l’on peut voir les cadavres de deux ou trois de ses gardes du corps. Et encore, les cadavres sont déjà recouverts ; et la manière dont ils sont filmés — de loin, avec une caméra tremblotante — amortit un peu la violence. Mais je trouve, au fond, que les images de cadavres ne sont pas ce qu’il y a de plus violent dans l’univers télévisuel. La manière dont la télévision raconte le monde, dont elle le cadre, le monte, ce langage singulier des journalistes, le brillant ou les sourires forcés me semblent bien plus profondément sordides et violents que les quelques images de cadavres que la télévision passe de temps en temps, tout en prévenant qu’elles peuvent choquer les âmes sensibles. La violence qui se déploie depuis la télévision a à voir avec l’indigeste, le vomitif. Je me sens sale quand je regarde la télévision — à la fois celle de ces années-là, mais plus encore celle d’aujourd’hui. Depuis le poste de télévision, on me parle comme à un simple idiot ; je me sens avili par cette manière de s’adresser à moi. Heureusement, je suis rarement confronté à un poste de télévision que je ne peux pas éteindre.
La première partie d’Une jeunesse allemande est très chorale et montre une pluralité de types d’images, dont certaines pourraient être désignées comme des images violentes. Les étudiants en cinéma, qui utilisent bombes et pistolets dans presque tous leurs films, les policiers qui tabassent les étudiants à longueur de manifestations, et ces derniers qui répondent parfois de manière symétrique à cette violence, ce passant qui frappe une caméra… Le montage lui-même, qui passe d’un extrait à l’autre, crée du court-circuit, parfois de l’inconfort. Mais il y a de la liberté dans ces extraits et dans le montage que j’en ai fait : il y a des désaccords exprimés, on s’engueule, on se contredit ; tout cela porte une énergie. Par contre, dans la deuxième partie du film, quand on n’a plus que les images d’une télévision qui devient progressivement le lieu d’expression d’une parole uniforme autant que martiale, il y a là beaucoup plus de violence. On ne peut plus respirer face à ce réel qu’on nous impose, face à ces discours qui ne sont plus que l’expression du pouvoir.
Ce film fait terriblement écho à nos questions contemporaines…
J’ai mis presque dix ans à le faire. Le présent dans lequel j’ai commencé ce travail n’était plus le même que celui dans lequel j’ai fini le film. Il se passe beaucoup de choses en une décennie, surtout dans une période où on semble vivre une accélération terrible du temps, du monde, de la pensée, de la politique… Cependant, si l’Histoire ne se répète jamais, il y a quand même une certaine cyclicité des événements — bien que le terrorisme d’aujourd’hui soit différent de celui d’il y a dix ou cinquante ans, il y a quand même du commun. Il m’était nécessaire de réfléchir à cela, ce que l’histoire de la RAF pourrait m’apprendre sur le terrorisme d’aujourd’hui, ou sur ce qui a définitivement changé. Quand j’ai commencé le travail qui m’a mené à Une jeunesse allemande, nous étions dans l’après-11 septembre. J’avais très vite été étonné par certaines récurrences, notamment sur la question de la réaction du pouvoir face à des actes terroristes : la manière dont George Bush et consorts pouvaient s’exprimer était exactement la même que celles d’Helmut Schmidt et des politiciens ouest-allemands des années 1970. Le Patriot Act et les lois liberticides de Schmidt — ou comment profiter de l’effet d’aubaine d’un attentat pour faire passer des lois sécuritaires autrement impossibles à faire accepter à une population —, la mise en accusation de tout intellectuel qui voudrait réfléchir politiquement à ces actions terroristes et surtout à leurs motivations… : les effets de symétrie étaient nombreux.
Je me suis vite rendu compte que l’image que j’avais de la RAF était plus que lacunaire : il ne s’agissait à mes yeux que d’un groupe « terroriste » allemand des années 1970, connu sous le nom de « bande à Baader ». Je ne connaissais rien de l’Allemagne de cette époque. Dès les premières lectures, quand je découvre la vie de ceux et celles qui vont fonder le groupe, je ne peux que constater qu’ils ne correspondent en rien à ce que le mot « terroriste » appelle comme représentation mentale : le monstrueux, l’aberration, l’inhumain. Un « terroriste » n’a aucune pensée, aucune idéologie autre que celle de la violence gratuite et de la destruction ; il n’a donc plus aucun passé. D’ailleurs, il est tellement inhumain qu’on ne le tue pas, on le « neutralise ». Que l’on désapprouve leurs actions et les raisons qui les ont poussés à choisir les armes, il n’en demeure pas moins que ce sont des êtres humains tels que nous : il y avait une logique dans les choix qu’ils ont faits. Ce qui devient dès lors dérangeant, c’est que les questions que cela soulève sont des questions politiques. Qu’est-ce qui ne marche pas dans nos sociétés ? Qu’est-ce qui désespère ou agresse certains de nos concitoyens au point qu’ils prennent les armes ? Ce n’est d’ailleurs pas pour rien, aujourd’hui comme hier, que les politiciens nous refusent le droit de penser le terrorisme autrement qu’en termes policiers. Comme dirait Valls en paraphrasant Sarkozy : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Ce qui est bien avec ce type d’interdit stupide, c’est que ça me donne l’énergie d’essayer, non pas d’expliquer, mais de comprendre…
Pourquoi avoir choisi la RAF, dont l’action se situe en Allemagne, plutôt qu’Action directe, bien plus proche ?
Ce qui a rendu un tel projet possible est une singularité : plusieurs des fondateurs de la RAF ont laissé des images d’eux-mêmes avant qu’ils ne passent à l’action armée. Des images uniques qui nous permettent de voir ces militants, de les entendre s’exprimer, d’entrevoir leur parcours et leur regard sur le monde qui les environnaient. Des images dans lesquelles ils se mettent en scène eux-mêmes ; on n’est pas dans l’ordre de l’intime ou de la psychologie mais dans la prise de parole adressée à des « regardeurs ». Ma question était de savoir si, en donnant à découvrir ces images, on allait réussir à saisir quelque chose de leur parcours et de leur passage à l’acte. C’était de savoir si nous allions apprendre quelque chose en défaisant directement le mot fourre-tout de « terroriste », si cela allait ouvrir des questions. Concernant les autres groupes de l’époque, mais aussi ceux d’avant ou d’après, on peut trouver exceptionnellement quelques images — comme celles de cinéastes pour l’Armée rouge japonaise avec Koji Wakamatsu, et surtout Masao Adachi, et probablement quelques images amateurs de futurs militants avec leurs copains ou leur famille. Mais un tel film serait impossible : il n’y aurait jamais assez de matériaux, et jamais de cette qualité-là. C’est d’ailleurs étonnant de voir à quel point aujourd’hui, alors que la démocratisation technique permet à tout un chacun de fabriquer et de diffuser des images, nous n’arrivons plus à fabriquer d’images d’une intensité politique comparable à celle des images des années 1960-1970. Probablement parce que nous nous sentons moins sur un champ de bataille idéologique sur lequel nous devrions prendre position. Même quand il se passe des événements aussi terribles pour la démocratie que celui de la mort de Rémi Fraisse, abattu comme un lapin par les gendarmes dans une manifestation ayant pour but de protéger l’environnement, seule cause recevant un tant soit peu d’attention publique en ce moment, il n’y a de réactions qu’à la marge. Seuls les militants très actifs vont manifester. Les autres dorment ou font leurs courses. Comparé aux années 1970, on a beaucoup plus facilement accès à l’information, notamment alternative ; on peut savoir tout ce qui se passe : pourtant, au lieu de nous réveiller, ça nous anesthésie.
Pourquoi cette anesthésie, justement ?
Je n’aurais pas la prétention de parler d’aujourd’hui — si je le fais, ça ne peut être que de manière subjective et lacunaire. Concernant le mouvement de révolte de la jeunesse de la fin des années 1960, ce qui est certain, c’est qu’ils savaient pourquoi ils voulaient se battre : ils avaient un projet politique. Ils pensaient qu’il y avait du possible, que l’on pouvait changer le monde. Nous, ce possible, on le cherche encore ! On est tous un peu plus écolos, on essaie de manger bio et on éteint une ampoule de temps en temps pour éviter de détruire la planète… mais ça ne suffit pas à fonder un projet d’avenir commun. Depuis que je suis adolescent, j’ai toujours manifesté, agi, milité « contre » quelque chose : le racisme, la guerre, le Front national, les lois Travail…, mais jamais « pour ». C’est difficile de garder son énergie quand on reste toujours sur la défensive. À l’époque, la violence n’était pas réprouvée moralement ; il s’agissait de la questionner d’un point de vue politique. Est-elle, ou pas, juste dans tel ou tel cadre ? Il y avait alors des révolutions qui réussissaient de par le monde, des guerres de libération et des guerres défensives considérées par beaucoup comme justes. Beaucoup à travers le monde étaient solidaires avec la guérilla nord-vietnamienne. Personne ne prônait la violence pour la violence, mais il y avait moins de naïveté sur le fait que, parfois, il n’y a pas d’autre choix que de prendre les armes pour se défendre, qu’à certains moments la violence est utile. De nos jours, la violence n’est jamais interrogée dans ses versants pratiques ou politiques, comme moyen, mais toujours d’un point de vue moral — avec comme conclusion, toujours, qu’aucune violence n’est acceptable. Nos adversaires ne se contentent pas de rameaux d’olivier quand ils envoient la police contre nous, ou l’armée, pour de soi-disant opérations de pacification dans nos anciennes colonies. La manière dont on traite les migrants, les SDF, les habitants de certaines banlieues est proprement inadmissible. Mais cette violence-là n’empêche personne de dormir.
Vous avez probablement vu les films du groupe Medvkine, ou ceux, plus expérimentaux, de Debord. Ont-ils influencé votre travail ? Existe-t-il une relation de paternité avec les vôtres ?
Les films du groupe Medevkine, ou plutôt de Chris Marker, et ceux de Debord sont très importants pour moi — pour autant, ils ne font pas partie de mes inspirations. Simplement parce que je ne m’inspire d’aucun autre réalisateur. Ce n’est pas que je cherche de l’inédit (bien rares sont les artistes qui inventent vraiment de nouvelles formes), mais je détesterais reproduire consciemment un geste. Une des différences entre le cinéma des années 1970 et celui d’aujourd’hui (même si c’est en train de changer), c’est la place de la parole, notamment de la voix off. Je ne prends jamais clairement la parole dans mes films, je ne me sens pas capable de le faire. Pour cette raison, mon travail se sépare clairement de celui de Marker, de Debord ou du Godard « politique ». S’il y a une paternité que je pourrais revendiquer, c’est plutôt celle de Vertov, qui est aussi l’un des modèles de beaucoup de cinéastes des années que nous interrogeons — non seulement Godard, mais aussi les étudiants de l’école de cinéma de Berlin où étudiait Holger Meins, l’un des protagonistes principaux d’Une jeunesse allemande. Évidemment, je n’ai pas cet espoir — qu’avaient Vertov ou les réalisateurs dont nous parlons — que le cinéma puisse changer le monde. Mais je continue de croire, à leur suite, que le cinéma peut être le lieu d’élaboration d’un regard et celui de la construction d’une pensée : une pensée forcément critique, forcément combative.
Cyrille Choupas
Ballast
Janvier 2018
www.revue-ballast.fr/jean-gabriel-periot-cest-tres-petit-bourgeois-de-lier-art-resistance/